Chapitre 70 - Les Sanguinaires

Chapitre 70 - Les Sanguinaires


Le réveil vint bien trop tôt. Les lueurs de l’aube pointaient à peine, donnant à la petite cabine du navire aérien une légère couleur rosée qui lui conférait un aspect d’irréalité renforcé par le léger bruit du vent. Une touche d’étrangeté et de poésie dans laquelle il aurait été agréable de s’éveiller aux côtés de la jolie fille qui avait risqué sa vie pour me sauver.
Sauf que ce ne fut pas du tout ce genre de réveil.

Nous sursautâmes dans notre couche alors qu’un bruit effroyable de bris de bois secouait le navire, suivi de plusieurs chocs sourds qui frappaient le pont du navire. Éveillés brusquement, nos instincts d’aventuriers avaient rapidement pris le dessus et dissipés les brumes du sommeil. Maloniel et moi échangeâmes un regard d’étonnement.
« C’est quoi ces bruits ? demanda-t-elle d’une voix encore un peu empâtée.
- Aucune idée, répondis-je sur le même mode. Mais je pressens que ce n’est rien de bon. Mieux vaut aller voir. »
Des cris d’alarme de l’équipage résonnèrent bientôt autour de nous, accompagnés de hurlements joyeux et de défis de trolls. Je ramassai mon épée et sortis sur le pont, habillé d’un pagne, d’une chemise et des bandages de mes blessures. Maloniel s’arma également et me suivit, pas plus protégée que moi.

Alors que je n’avais fait que quelques pas sur le pont, levant la tête, j’avisai un navire pirate qui nous surplombait. J’aperçus également un troll qui me tombait dessus et j’esquivai souplement en reculant vers Maloniel pour la protéger de l’assaut du pirate. J’avais vu suffisamment Thregaz et ses potes écumeurs du ciel faire ce genre d’attaque pour la connaître assez bien.
Maloniel se pressa derrière moi et s’étonna.
« Des Sanguinaires ? Ici ?
- C’est quoi ? Un clan pirate ?
- Oui, mais ce sont les pires dans le genre…
Alors que le troll reprenait son équilibre devant moi, je lui lançai une attaque. Toutefois, le bougre était vif et il évita mon assaut avec une souplesse insoupçonnable chez un être de cette stature. Mais Maloniel avait suivi mon assaut avec un léger temps de retard et le pirate ne put éviter cette seconde attaque. Malheureusement, le coup en extension était peu appuyé et ne blessa que légèrement notre agresseur, le mettant plus en rogne qu’autre chose.
« … ce sont des brutes, reprit l’exploratrice des forces de Throal. C’est ce qui se fait de plus impitoyable comme pirates. À peine civilisés, ils détestent tout le monde et attaquent indifféremment Throal et Théra. »
Celui qui était l’objet des précisions de Maloniel contre-attaqua. Il lança un large coup de hache à la jeune voleuse tout en m’expédiant un coup de bouclier destiné à me projeter contre le bastingage et à me faire basculer dans le vide. Maloniel se recula précipitamment hors de la trajectoire de l’arme. Vu la force du troll, le coup aurait pu trancher la jeune femme en deux. Quant à moi, j’esquivai tout aussi souplement le coup porté qui aurait pu me procurer une longue chute dans le vide.
« Bref, je crois que l’option négociation avec eux est à oublier, commenta bien inutilement Maloniel.
- Je commençais à m’en douter, figures-toi ! »
Alors que j’envisageai une attaque coordonnée avec ma sœur d’arme, le navire fit une embardée qui nous jeta tous deux à terre. Le troll qui nous dominait poussa un rire mauvais, puis il bondit en l’air et nous retomba dessus, armes en avant, nous blessant cruellement.
Le troll se replaça et nous en profitâmes pour nous relever. Je notai du coin de l’œil que Maloniel avait récolté une méchante blessure de plus.

Le combat faisait rage sur le vaisseau, et des affrontements se déroulaient ici et là. Bon sang ! Nos amis étaient attaqués et j’étais bloqué, avec Maloniel, par un seul adversaire qui – en plus – prenait le dessus sur nous. Je n’avais certainement pas fait tout cela et supporté les tortures des thérans pour finir sous les coups d’un abruti de pirate troll ! Alors qu’il me portait une nouvelle attaque, je passai sous celle-ci et manœuvrai pour me retrouver dans son dos. Ma manœuvre avait tellement bien réussi que le troll ne savait plus où j’étais. Il se tourna vers Maloniel avec un sourire carnassier qui se mua en grimace de douleur lorsque je lui enfonçai mon épée dans son dos, jusqu’à la garde. Poussant un râle d’agonie, il s’effondra sur le pont.

Enfin libre de notre pénible adversaire, nous avançâmes sur le pont pour appréhender la situation. Un pirate venait de sortir de la cabine de Gendel, mais il était assailli par trois soldats thérans qui semblaient être en mesure de la contenir, à défaut de le neutraliser. Plus à l’avant, j’avisai Ghorghor et un garde qui faisait face à un énorme troll, alors que Valériane reculait en semblant être sous le choc. Près de la barre, le combat faisait rage également : deux matelots faisaient écran de leur mieux face à une pirate bien décidée à écraser la timonière.
Plus près de moi, Gendel tournait autour d’un autre pirate en semblant de jouer de lui. Le troll ferraillait comme un forcené mais ne touchait que le vide, alors que le maître espion plaçait ici et là de brèves attaques mais qui blessaient à chaque fois. Un bel exemple de la supériorité de la maîtrise face à la fureur.
Bien que blessé, je me sentais désormais en pleine possession de mes moyens et désireux de rendre une partie de toutes les misères que j’avais enduré depuis des semaines. Je fonçai prêter main-forte au maître-espion tout en demandant à Maloniel de surveiller un énième troll qui venait d’atterrir sur le toit de la cabine de Gendel. Cette pluie de pirates trolls semblaient ne pas vouloir cesser ! Harcelé par mon arrivée, le troll que combattait Gendel périt rapidement sous nos coups conjugués.
Alors que j’allai me concerter avec Gendel et Maloniel, la timonière reçue une attaque qui la projeta en arrière. Le navire commença à plonger et bon nombre des combattants furent jetés contre le pont. Par chance, j’avais aperçu le problème à temps et je pus l’anticiper. Je profitai même de cette contrainte pour foncer et placer une attaque percutante contre la trolle qui assaillait la timonière. L’efficacité de mon attaque lui fit mordre la poussière du pont à son tour.
Pendant que Pelenas – campée au milieu du pont et arrosant de sorts les pirates - aidée par un matelot finissait la trolle, un autre matelot aida la timonière et se remettre péniblement sur pieds et à reprendre son poste, ce qui permit un retour bienvenu du navire à l’horizontal. Mais il fallait désormais faire face à la menace du chef des pirates, qui avait eu le dessus sur le vaillant Ghorghor, et qui avançait pour neutraliser la malheureuse barreuse qui aurait certainement souhaité faire l’objet de moins d’attention.
Je fonçai, une nouvelle fois, pour intercepter la menace. Rapidement, je fus épaulé par Gendel, puis par Maloniel. Déjà entamé par son combat contre Ghorghor, le gigantesque troll marqua le coup puis céda sous nos attaques conjointes.
Quelques instants plus tard, lui et toute sa clique, gisaient sur le pont dans une mare de sang. Nous étions victorieux.

Le combat avait été rude et plusieurs soldats et marins l’avait payé de leur vie. Les cadavres des trolls furent jetés par-dessus bord. Kia’Santh avait été gravement blessée mais elle s’en remettrait.
En revanche, je fus atterré de constater que Ghorghor avait trépassé et je tombai à genoux à côté de son corps, abasourdi. Encore un Lion de Pierre qui tombait au champ d’honneur.
Gendel fut, une fois encore, providentiel en sortant une potion de la dernière chance. La puissance de la mixture arracha l’armurier aux griffes de la Mort qui commençaient à l’entraîner et le ramena à nous.
J’en fus très reconnaissant au diplomate théran. Je n’aurais pas voulu perdre encore un ami, surtout dans le cadre de mon propre sauvetage. Les Lions de Pierre commençaient à se faire trop peu nombreux ces derniers temps.

Quelques heures plus tard, nous rattrapions la frégate thérane. Alors que je m’attendais à devoir affronter un nouveau combat, Gendel me surpris à nouveau en se faisant immédiatement reconnaître de l’officier en chef et en annulant ses ordres. Il lui précisa qu’il était hors de question de razzier un village sans importance alors que des navires pirates osaient attaquer un bâtiment diplomatique théran. Il les envoya à la poursuite des Sanguinaires, puis ensuite retourner faire leur rapport au Triomphe.
Les troupes remontèrent aussitôt à bord et la frégate fit demi-tour, partant à la recherche des pirates. C’est beau la discipline, rien à redire ! Toutefois, je me demandais comment Gendel allait pouvoir justifier tout cela aux yeux de sa hiérarchie, et d’Hefera en particulier. Je lui posai la question.
« Me justifier ?! Mais je n’ai pas à me justifier ! Et certainement pas auprès d’un magicien comme Hefera. Je prends mes ordres du général Nikar en personne et je trouverai bien une histoire à lui raconter pour expliquer tout cela. J’ai de très bonnes relations avec mon supérieur, contrairement à Hefera ajouta-t-il avec un discret sourire. Par ailleurs, j’espère que vous avez apprécié le spectacle des forces théranes en mouvement. Imaginez ce que cela donnerait si nous arrivions à un arrangement et que ces troupes protègent les barsaiviens des attaques pirates. »
Je voyais très bien où il voulait en venir et je préférai mettre fin à notre entretien et à sa propagande pour rejoindre les autres.

Maloniel discutait avec Ghorghor. Elle se tourna vers moi quand j’approchai.
« Nous pouvons descendre avec toi pour rencontrer ta famille ? demanda gentiment l’exploratrice.
- Non, je ne descends pas, répondis-je sans pouvoir réprimer une note de regret dans ma voix.
- Tu ne vas pas les voir ?! s’étonna-t-elle. Mais cela fait des années que tu n’es pas revenu. Et je me souviens que tu te languissais de les revoir quand nous étions ensemble à Throal.
- Tu as raison. Mais c’est la famille d’Aloysius, les amis d’Aloysius et le village d’Aloysius. Si je descends, ils vont m’appeler par son nom et pourrait le faire revenir à nouveau. Je ne veux pas prendre le risque. Je… je crois qu’il faut que je tourne définitivement la page de mon passé, de tout ce qu’était Aloysius.
- Tu es sûr de ça ? demanda Ghorghor qui imaginait bien le trouble intérieur que cette décision pouvait causer en moi.
- Autant que possible. Je ne peux plus regarder en arrière tant que je n’aurai pas mené ma quête à bien. »
Je m’appuyai au bastingage du navire alors que celui-ci manœuvrait pour virer de bord et s’éloigner de Tevelan. J’avais sans doute attrapé une poussière dans l’œil car je sentis mon regard devenir trouble. Maloniel s’appuya contre moi et me prit le bras, en signe de réconfort, mais ne dit rien et respecta ma peine.
Le paysage défilait sous nos yeux. Cette fois, le cap était au nord-ouest, vers Throal.

Tout diplomate qu’il était, Gendel ne pouvait tout de même pas prendre le risque de trop approcher de Throal. Il nous déposa à Ardanyan et s’en fut, non sans me rappeler qu’il espérait rapidement des nouvelles de ma part.
Nous nous installâmes dans une bonne auberge de la ville, le temps de nous remettre des derniers événements et de nous refaire une santé suffisante pour affronter le trajet jusqu’à la capitale throalique. Mon premier plaisir fut de partager un baquet d’eau chaude avec Maloniel. Nous avions besoin tous deux d’un bon décrassage, ainsi que d’un moment d’intimité.
Cela faisait des années que nous côtoyions et que nous flirtions, sans avoir pu donner libre cours à notre penchant l’un pour l’autre. La première fois, elle avait quitté le groupe après la tentative de vol de la statuette dragon. La seconde fois, j’avais dû rapidement mettre fin à notre flirt pour retourner mettre un peu d’ordre du côté de Fort Vräss et botter le cul à quelques sectaires. Et la troisième fois, Miraëlan était avec moi et j’avais dû tirer un trait sur notre aventure naissante. Désormais, rien ne nous empêcha de nous aimer et de réfréner nos pulsions trop longtemps différées.
Trois jours tard, Pelenas, Ghorghor, Maloniel et moi-même prenions la route pour un paisible voyage de quatre jours qui nous mena à Throal. Nous avions tous bon nombre de personnes à voir et de choses à faire.